Le rapport entre la Carte et le Territoire peut-il s’inverser ?

Les cartes ont pris le pas dans notre interaction avec l’espace. Que ce soit la bonne vieille carte IGN, mais surtout le GPS et autres cartes numériques, ces représentations du territoire changent nos manières d’agir. 

J’en veux pour preuve, d’abord cet incident à Marseille, au cours duquel un conducteur au volant de sa voiture a plongé dans le vieux port en suivant son GPS. Et il ne s’agit pas là du premier incident de la sorte dans la cité Phocéenne. En cherchant dans la fameuse rubrique fait divers, il est aisé de trouver des incidents de la sorte. Quelqu’un qui prend une bretelle d’autoroute à l’envers à cause de son GPS… Ces représentations du territoire ont acquis une capacité de persuasion si forte, que l’on se repose (trop ?) facilement sur elles. Sans volonté aucune de remise en cause de celles-ci. Pourquoi se tromperaient-elles ? C’est ce qui provoque ces accidents. Le fait de croire en la toute puissance de ces outils GPS, Maps, Waze etc…  

Il se pose ici d’autres questions, comme celle de la responsabilité. Qui du conducteur ou du GPS est le responsable de l’accident ? La question est légitime tant ces cartes sont au centre de nos vies, et tant nous leur accordons une grande confiance

Du pouvoir issu de notre confiance

Cette toute puissance est si forte, que l’on en viendrait à se demander si ce ne serait pas ces concepteurs de cartes qui feraient l’espace lui même ? Comme une inversion du rapport de la carte sur territoire. Le territoire serait ou devrait être le reflet de la carte, modelé par les puissants Démiurges de l’Olympe Carlifornien. 

Un article du Washington Post a relayé il y a quelques mois l’histoire d’une personne dont l’adresse était répertoriée à deux endroits sur Google Maps. Evidement, lorsqu’elle prenait un Uber, ou qu’elle attendait un livreur, ceux-ci se rendaient à la mauvaise adresse. Il n’est pas envisageable que notre outil bien aimé se trompe. Il a fallu de long mois de procédure avec Google pour rectifier l’erreur. Si Google s’appuie sur les utilisateurs pour améliorer ses cartes, la correction de celles-ci par un utilisateur semble être un processus plus difficile. Cela en dit long sur notre rapport critique envers ces outils. Nous leurs accordons toute notre confiance. Parfois au mépris de la réalité.

Du pouvoir de nommer et de façonner l’espace

Plus fort encore, dans le New York Times, cette histoire de différents quartiers de San Francisco ou Manhattan qui ont été renommés par Google. Un agent immobilier raconte que pour l’une de ses publicités de projet immobilier, il a dénommé une colline, et a été surpris de voir ce nom repris par Google Maps pour nommer le quartier, alors qu’il n’y avait aucune historicité à ce nom. Le concepteur de carte acquiert ici le pouvoir de nommer l’espace. C’est un pouvoir fort, car ces noms vont pénétrer les langages et les conversations et s’ancrer dans le quotidien des riverains, sans forcément en avoir conscience.

On se souvient aussi du rôle géopolitique que prennent les cartes de Google lorsque des incidents diplomatiques naissent à cause de la représentation de frontières contestées. Comme ce fut le cas entre le Nicaragua et le Costa Rica. Ou entre l’Inde et le Pakistan, lorsque la carte n’affichait pas la même frontière suivant que l’on était dans l’un ou l’autre des pays. 

A plus petite échelle, on a à maintes fois répéter le pouvoir qu’avait Waze sur les villes. Lorsqu’un raccourcit entraine une augmentation importante du trafic dans des petites villes. Mais lorsque celles-ci ajoutent des ralentisseurs pour que Waze ne fasse plus passer l’itinéraire dans ces petites villes, là encore, c’est bien la carte qui a le pouvoir de façonner l’espace. Les mairies vont modifier le territoire en fonction de la carte de manière à améliorer les conditions de vies des résidents. Signe une nouvelle fois, de l’écart entre la carte et le territoire. 

La période pendant laquelle la carte ne faisait que représenter le territoire est bel et bien terminée. Aujourd’hui, il s’agit d’un échange. Chacun a le pouvoir de modifier l’autre. 

Ces outils entraînent aussi des comportements étranges de notre part.

Bien sûr, l’usage de Waze est devenu courant dans nos voitures. La publicité y apparait même lorsque l’on s’arrête à un stop. Une fois encore, cela a des conséquences sur les commerces en ville notamment. Il ne s’agit plus seulement d’avoir une belle vitrine en physique, mais aussi d’apparaître sur les cartes, au risque de voir son affluence touchée.

Mais plus irrationnel encore. Les outils de cartographies numériques ont donné lieu à des disciplines inconnues jusqu’alors. Le GPS Drawing, cet art de dessiner sur une carte, à l’aide de son trajet sportif. Si comme le relevait Guillaume Erner dans une matinale de France Culture, il ne s’agit plus de savoir en combien de temps on court le 10km, mais qu’est ce qu’on dessine sur 10km, il s’agit bien là d’un art. Du même ordre que ces arts éphémères, dont les oeuvres sont effacées par le temps, la météo… Dessiner à l’aide de son trajet de sport peut paraître futile, sans aucun sens. Mais c’est bien laisser sa trace éphémère sur l’espace. Qui plus est, la futilité de ceci ajoute un certain panache à cette discipline. Cela révèle aussi la poétique de l’espace. C’est une forme particulière d’appropriation éphémère, qui ne saurait se saisir sur l’instant. Capturer ce trajet, c’est témoigner de son empreinte dans le territoire. Et c’est témoigner d’une prestation sportive, d’un niveau physique plus ou moins élevé.

Des défis sportifs insensés

J’admire cette oeuvre de Rickey Gates, un coureur américain. Pendant 1 mois et demi, il s’est lancé le défi de courir chacune des rues de San Francisco. Les traces GPS de ses parcours représentent l’intégralité des rues de la ville Californienne, soit près de 2 000km. C’est un défi titanesque autant qu’absurde, presque Sisyphéen. Mais le résultat est incroyable. Une belle trace géométrique, à l’image des agglomérations américaines. L’expérience lui a permis de mieux connaître la ville. De mieux comprendre la répartition sociale de la ville. Mais aussi de découvrir des lieux qu’il n’avait jamais vu, des immeubles, des parcs qu’il n’avait jamais arpentés.

L’outil de cartographie permet donc une redécouverte de son environnement local, y compris le plus proche de soi. On comprend mieux son territoire. Mais cette compréhension approfondie vient de la réalité, aidée par le médium de la carte.

J’apprécie aussi les défis sportifs insensés qui laissent des traces GPS erratiques, irrégulières. Un profil altimétrique qui donne des cauchemars. Ici la représentation graphique, peu esthétique, donne toute la dimension titanesque de la réalisation. Ainsi, lorsque Kilian Jornet avait réalisé son record de dénivelé positif en ski de randonnée sur 24 heures, la trace GPS laisse apparaitre un gros tracé rouge, bien plus épais qu’à l’accoutumée. Signe du nombre de tour qu’il a dû réaliser. Pire encore, le profil altimétrique ahurissant, qui pourrait même effrayer une scie. 

Les applications intrusives

Une dernière prouesse enfin. Lors d’une randonnée, alors que j’admirais le paysage au sommet d’une montagne. Un couple à côté de moi faisait l’inventaire des sommets alentours… grâce à une application. Cela m’a subjugué. Grâce au capteur GPS, on peut ainsi dénommer chaque sommets autour de soi, visibles ou non. Fini donc la table d’orientation, ou la longue étude cartographique pré-randonnée. On a en poche désormais l’outil ultime qui permet de dénommer toute chose. Quel pouvoir incroyable. On peut alors se prendre pour un Demi-dieu ordonnateur du Cosmos. 

Mais le fait de s’accorder ce pouvoir est aussi révélateur de ce besoin d’humaniser le monde. Vouloir nommer tous les sommets environnants, c’est avouer sa petitesse face à la nature, c’est avouer sa faiblesse. Tout en affirmant vouloir dominer une nature qui nous dépasse largement. On est beaucoup plus petit, mais on veut dominer. Tel le roquet montrant les crocs au berger allemand, bien à l’abri derrière son grillage. 

Aussi, je rêve donc qu’on laisse innomés les sommets lorsque l’on fait une randonnée. C’est bien plus poétique. Mieux encore, j’invite à donner des faux noms. Si cette application pouvait indiquer des noms complètements farfelus, quelle poésie cela serait ! 

J’imagine déjà deux personnes s’interpellant en disant « Mais non, ce n’est pas l’Aiguille Verte, c’est le Pic des Abeilles ». Au grand dam des guides et professionnels de la montagne qui regarderaient la scène complètement ébahis. 

Remettons de la poésie dans l’espace et le territoire et gardons de l’inconnu. Cela permettra de retrouver un éprit d’aventure, et la capacité à s’émerveiller.

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